Projets : Classe Écritures : Tanguy Viel

L'Enfant bleu

Charles

J’étais assis sur ma chaise dans la cuisine encore sombre à cause des rideaux fermés. J’étais en train de reprendre des céréales. Je profitais de la maison encore endormie et rêvais de mon lapin idéal, avant que l’enfer ne s’invite. L’enfer, c’est très simple, c’est quand j’entends mon père qui crie : JULIE ! TU LES AS FOUTUS OÙ, BORDEL !? Maman cachait et vidait souvent l’alcool de papa et alors il rentrait violemment dans la cuisine. Mes mains ont commencé à trembler. Je fixais mon bol de céréales avec une seule phrase à l’esprit. « Ne... surtout... pas... lever... la... tête... Ne... surtout... pas... lever... la... tête. » Mon père continuait de chercher puis il a tourné son regard vers moi. Il s’est approché. J’ai entendu sa voix. « Tu sais où elles sont ? » La même voix qui me disait bonne nuit tous les soirs était grave et froide. Je n’ai pas eu le courage de répondre.

Aube

C’était un mardi comme les autres, je me suis réveillée vers 6 h, épuisée à cause de mes voisins de palier. Ces derniers avaient fait la fête toute la nuit. J’ai entendu Shiro miauler, je me suis levée puis j’ai descendu les escaliers. Il était là, avec son pelage blanc et ses yeux vairons. Il me regardait droit dans les yeux, en remuant sa queue. Je me suis dirigée vers la cuisine puis je lui ai donné une portion de croquettes au thon. De mon côté, j’ai pris une tartine au beurre et un café. Puis j’ai dit au revoir à Shiro, j’ai pris mes clés, et je suis partie à l’association Enfant bleu. J’y travaillais maintenant depuis cinq ans. Je travaillais aussi dans un salon de coiffure depuis quatre ans et demi.

Charles

Il est reparti regarder la télé avant de s’endormir. Il devait être 17 h. J’ai attendu qu’il s’endorme et je suis allé prendre son ballon, celui auquel il tenait tant. Maman m’avait expliqué qu’il avait fait du foot plus jeune, et avec plus de cheveux. Je suis parti au parc, je crois que ma mère m’a vu prendre le ballon parce qu’elle a fait un geste de la main en ma direction, comme pour me dire d’y aller avant qu’il ne se réveille. À peine arrivé au parc, j’ai commencé à avoir mal au ventre. J’avais peur des autres enfants qui font beaucoup trop de bruit. Moins qu’avec papa, oui, mais la petite boule au ventre était là. Je me suis mis à l’écart des autres dans un petit coin reculé sous les grands arbres aux feuilles couleur d’automne. L’herbe n’était pas tondue mais elle n’était pas assez haute pour m’empêcher de jouer. Le vent soufflait, j’ai commencé à jouer avec le ballon mais à un moment j’ai raté mon tir. Le ballon s’est échappé et il est parti vite et loin. Non… non… je ne veux pas… je ne veux pas.

Aube

J’ai regardé le ciel, il y avait du soleil. C’était tellement rare, j’en étais folle de joie. Devant moi, il y avait une aire de jeux avec des balançoires, des toboggans ou encore ce genre de cordes que les enfants adorent escalader. J’ai sorti mon livre, j’en étais déjà à la page 95, ça s’appelait : Mon ami Frédéric. Le livre parlait de deux adolescents, un juif et un musulman pendant la Seconde Guerre mondiale. Le personnage principal, Frédéric, qui est l’enfant juif, doit s’enfuir d’Allemagne pour essayer de survivre. J’ai continué de lire, puis j’ai senti un ballon me toucher le pied. Je l’ai ramassé, j’ai regardé s’il y avait quelqu’un qui le cherchait. C’est à ce moment que j’ai aperçu un garçon d’une dizaine d’années courir vers moi.

Charles

En me rendant le ballon, cette femme avait effacé toutes mes peurs, elles s’étaient envolées. J’ai récupéré le ballon et je me suis enfui. Le vent ne soufflait plus, comme s’il m’avait accompagné dans ma peur. Je suis reparti chez moi. Je suis arrivé dans mon immeuble lugubre, sans ascenseur, avec le papier peint sale et une moquette dégoûtante. Maman n’avait pas les moyens de déménager, encore moins depuis que papa avait perdu son boulot. Je montais les marches en repensant à cette femme qui m’avait rendu le ballon de papa. Je suis arrivé devant ma porte. J’ai hésité… je suis entré.

Aube

C’était un samedi comme tous les autres. Je venais de terminer la teinture de Christine, une de mes clientes les plus fidèles, et puis je suis partie de l’institut. Dehors c’était le marché, avec les cris des marchands, « Trois kilos de moules pour le prix de deux ! trois kilos de moules pour le prix de deux ! » Étant petite, je me suis jurée de ne jamais devenir marchande. Crier toutes les deux minutes, et puis supporter l’odeur des poissons... Rien que d’y penser, ça me donne envie de vomir. J’ai acheté quelques gâteaux et je suis retournée au parc. Je me suis installée à ma place habituelle et j’ai sorti mes biscuits. Puis je l’ai aperçu, l’enfant au ballon. Il était devant moi, cheveux mi-longs, blond foncé aux reflets roux. Il s’est approché et m’a dit d’une petite voix : « Je m’appelle Charles ». Enchanté, Charles, j’ai dit. Moi c’est Aube.

Charles

Ce jour-là il faisait étonnamment beau. J’ai hésité, je l’ai reconnue, elle me paraissait géante ; je suis allé vers elle et nous avons fini par parler, même si maman me dit de ne jamais parler aux inconnus. Alors que j’étais assis sur un banc face aux arbres aux feuilles jaunes comme la dernière fois, nous avons commencé à parler de tout et de rien. Elle m’a dit qu’elle avait un chat mais j’ai oublié son prénom. Je lui ai avoué que je voulais un lapin mais que je ne pouvais pas. Je n’ai pas dit que c’était mon père qui ne voulait pas.

Aube

Il était 11 h 30, quand j’ai terminé la coiffure de ma cliente. Je suis partie vers la rue des Saltimbanques pour ma pause déjeuner. Au fond, j’espérais bien revoir Charles. Il était là, sans ballon cette fois-ci. Je me suis assise sur le banc et c’est lui qui est venu près de moi. Il m’a dit qu’il avait oublié son ballon chez lui. Je lui ai proposé de s’asseoir à côté de moi, et il a accepté. Il m’a parlé de l’école. Moi, je lui ai parlé de mes clientes. Et puis j’ai aperçu des bleus sur ses poignets. « Tu t’es blessé ? », lui ai- je demandé. « Oui… en allant à l’école ce matin... », a-t-il répondu en regardant sa montre. Et puis il a ajouté : « Heu… je... je suis en retard...il f-faut que je rentre… j’ai pas fini mes..devoirs… » J’ai compris assez vite qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas.

Charles

Nous nous sommes revus plusieurs fois, j’avais l’impression d’être écouté comme si elle était ma seconde mère. Je ne disais rien sur papa, mais elle avait l’air de se douter de quelque chose. Je l’appréciais et je voulais la voir ; et peut-être aussi je voulais que les choses changent.

Aube

Je ne savais pas comment faire. Un jour je lui ai dit que je travaillais dans une association qui soutenait les enfants battus. Ses yeux se sont écarquillés. Je ne m’étais pas trompé sur lui. Il avait un problème. Je me suis dit que de rencontrer ses parents serait une bonne idée mais sans doute je n’aurais jamais osé lui demander. Seulement le lendemain, tandis que j’étais sur le point de rentrer chez moi, j’ai entendu une voix familière dans mon dos, je me suis retournée puis j’ai aperçu Charles tenant la manche d’une femme d’une quarantaine d’années. Il m’a dit : « Je te présente ma maman. » Elle était brune aux yeux bleus, elle portait un long manteau de couleur beige et... une écharpe de couleur marron alors qu’il faisait environ vingt-cinq degrés ce jour-là... Nous nous sommes assis sur un banc puis nous avons commencé à parler de tout et de rien. Je savais maintenant qu’elle avait 41 ans. Je savais aussi qu’ils avaient quelques poissons rouges. Charles a demandé à sa mère s’il pouvait aller jouer et nous avons parlé pendant vingt minutes. Je sentais qu’à me parler, Julie se détendait de plus en plus. Je ne savais pas comment m’y prendre puis j’ai dit sans réellement réfléchir : « Je voulais vous parler des bleus de Charles, j’ai remarqué, à ses poignets... » La tête de Julie s’est décomposée sous mes yeux, la femme détendue s’est transformée en une femme froide, sans émotion. Elle m’a demandé de quels bleus je voulais parler. Elle s’est vite énervée. Elle s’est levé, a pris le bras de Charles et ils se sont évaporés. Le son de ses talons résonnait dans ma tête. J’ai regretté mes paroles.

Julie

Charles m’avait parlé d’une jeune femme avec qui il parlait dans le parc ; il voulait absolument que je la rencontre. Au début j’étais sceptique mais Charles a insisté et j’ai fini par accepter. Elle a fini par me parler des bleus sur le bras de Charles. Je me suis sentie humiliée, pitoyable et en colère comme le vent, à cause de cette femme qui s’imaginait pouvoir nous sauver. Des nuages de plus en plus sombres m’accompagnaient dans ce tourbillon d’émotions. J’aimais mon mari et mon fils, j’ai juste nié cette vérité qui me mangeait de l’intérieur depuis si longtemps. Comment osait-t-elle vouloir m’arracher cette vie que j’essayais de sauver depuis des années même si je savais que c’était impossible ? Alors j’ai pris Charles par la main et nous sommes rentrés à la maison. Mais le soir, quand Patrick est revenu, il était soûl comme d’habitude, il m’a dit que je n’étais qu’une bonne à rien comme d’habitude aussi, et m’a accusée de toutes les infidélités avant de s’effondrer sur le lit. Je suis partie dans le salon, je me suis assise sur le canapé. Les photos de famille qui me semblaient si joyeuses me rendaient triste. Sur l’une d’elles Charles avait 5 ans, nous étions sur la plage, Patrick et moi avions tous les deux un métier et on s’aimait. Je repensais à tout ça, cela qui n’existait plus. Patrick avait perdu son métier, et était devenu ce pauvre type battant son fils, et moi je regardais tout ça sans rien faire, une mère indigne qui ne pouvait même pas réaliser le simple rêve de son fils, un simple lapin. J’étais désespérée. Patrick avait raison sur un point, j’étais une bonne à rien. Je repensais à Aube. Cette femme ne voulait que le bien de Charles… je dois tout dire pour le bien de mon fils… pour son bien. Alors ce soir-là, je suis ressortie avec Charles et je lui ai dit : « Viens, on va aller voir Aube. »

Charles

On était dans le salon d’Aube. Maman et Aube ont parlé, puis elles se sont tournées vers moi pour m’annoncer une nouvelle qui changerait ma vie. Maman a commencé en me disant : « Il faut en parler Charles, Patrick doit partir. » Patrick... papa voulait-elle dire… doit partir… ? Il est pas content ? J’ai fait quelque chose de mal… ? Pourquoi devrait-il partir ? Partir où ? Maman a baissé la tête et a commencé a pleurer. Aube m’a dit qu’il devait partir dans un endroit où on pourrait le soigner car il était en train de tout détruire autour de lui. Je ne comprenais pas tout mais j’avais compris une chose, que c’était soit lui soit moi.

Aube

Deux jours plus tard, je me suis rendue au café où avec Julie nous avions pris rendez-vous, rue Victor Hugo. Nous avons parlé de ce qui s’était passé deux jours auparavant et surtout du fait que Patrick avait commencé sa cure. Charles faisait semblant de manger sa glace. Julie m’a fait un clin d’œil, nous avons payé l’addition, puis nous avons couru jusqu’à la voiture à cause des gouttes d’eau qui n’avaient pas cessé de nous tomber dessus. J’ai demandé à Charles de fermer les yeux le temps du trajet. Je me suis assise sur mon siège puis j’ai démarré ma Jeep. J’entendais le bruit des bouteilles d’eau qui se trouvaient encore dans mon coffre. Cinq minutes plus tard, une fois garée, j’ai demandé à Charles de bien garder les yeux fermés. Julie a pris son fils dans ses bras. L’air était devenu chaud, nous venions de rentrer dans le magasin. Charles, dégoûté par l’odeur envahissante du foin, a fait une grimace. Puis Julie a déposé délicatement Charles sur le sol. Je lui ai demandé d’ouvrir les yeux. Devant lui se trouvait Civet, un petit lapin nain de sept mois de couleur crème. La première réaction de Charles fut de regarder sa mère, et puis de sauter dans les bras. Ensuite, pour la première fois de sa vie, il m’a pris dans ses bras. C’est à ce moment précis, que je me suis dit que j’avais réussi quelque chose.

Aurore et Lincey