Projets : Classe Écritures : Tanguy Viel

Les amnésiques

Camille
Février 2022

« Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! » Deux hommes sont penchés au-dessus de moi, je ne vois pas très bien comment ils sont, je vois flou. L’un des deux me demande : Comment tu te sens ? Aucun son ne sort de ma bouche. Les deux hommes s’éloignent de moi pour discuter dans un coin de la pièce, je ne comprends pas exactement de quoi ils parlent, mais je sais qu’ils parlent de moi. Je scrute la pièce. Elle est sombre. Il y a des tiroirs remplis d’accessoires pointus et tranchants, des affiches collées aux quatre murs, de grosses machines très imposantes et bruyantes. Ma main commence à trembler. Quand j’essaie de bouger mon bras, quelque chose me retient, je ne peux pas bouger. Une lumière est braquée sur moi, elle m’aveugle, mais je distingue quand même des tas de fils reliés à mon bras. J’essaie de bouger mes jambes mais je n’arrive ni à les plier, ni à les bouger. Je crois que je ne contrôle plus mon corps. Je me pose une tonne de questions, mais celle qui me tracasse le plus, c’est pourquoi je suis ici ? Une femme vient me voir. Elle me met dans un fauteuil roulant. Puis elle me demande comment je m’appelle. Je secoue la tête pour lui faire comprendre que je ne peux pas parler, mais elle ne comprend pas. Elle me dit qu’elle s’appelle Sophia. Un des hommes vient à mon secours et lui explique : elle s’appelle Camille, elle a 19 ans, elle se réveille d’un long coma. Et je comprends qu’il parle de moi. Mais comment le sais-tu, demande Sophia, puisqu’elle ne peut pas parler ? Et l’homme lui explique que j’avais une amie à l’hôpital il y a quelques mois. Je ne comprends rien à ce qu’ils se disent. On sort de la salle, on longe un couloir pas très large, puis on tourne à gauche. On passe en dessous d’une grande porte où il y a marqué « RÉÉDUCATION ». Il y a beaucoup de monde, on peut voir derrière les vitres des personnes se faire masser, d’autres qui essaient de marcher. Mais nous, on ne s’arrête pas là, on continue tout droit et on tourne à droite. On est devant une salle où il y a marqué « PSYCHOLOGUE ». Sophia me fait entrer, et me dit : « Voici mon bureau ! ». C’est une grande pièce très jolie, beaucoup de photos sont accrochées aux murs, il y a un grand bureau au fond de la salle.

Abygael
Septembre 2021

Je suis sur le brancard et j’essaie de voir où est Camille. Je ne la trouve pas mais à côté de moi sur un autre brancard il y a la forme d’un corps sous un drap et je commence à avoir très peur. Je demande à l’ambulancier ce qui s’est passé mais il ne me répond pas. Tout ce qu’il veut savoir, c’est si j’ai envie de vomir ou la tête qui tourne. Je lui dis que non, je n’ai pas envie de vomir mais la tête qui tourne, oui, et j’ai très mal à la jambe droite. Un autre me demande en quelle année on est, je lui réponds : en 2021. On me demande mon prénom et mon âge : je m’appelle Abygael et j’ai 18 ans. On finit par me dire qu’il y a eu un accident. Je repense au drap sur le brancard et j’ai de plus en plus peur. Je pense à Camille que je ne vois pas. Je me souviens que c’est elle qui conduisait la voiture. Je me suis rétablie plus vite que Camille mais j’ai passé du temps moi aussi dans les couloirs de l’hôpital. Moi aussi j’ai passé du temps avec une psychologue. Je me souviens, j’avais peur des questions qu’elle me poserait. Je revois encore la scène : il y a des barres métalliques le long des murs pour aider les patients à marcher, comme moi avec ma jambe cassée. C’est plutôt silencieux et on ne se bouscule pas dans les couloirs. Je m’appuie sur la barre du mur et ça m’évite d’utiliser ces trucs bizarres que les infirmières appellent des « béquilles ». Moi j’appelle plutôt ça un casse-tête parce que quand j’essaie de marcher avec, j’ai toujours l’impression que je vais tomber au lieu de marcher. En attendant, j’avance sur une jambe en sautant très lentement le long du mur, alors j’ai le temps de me tracasser l’esprit sur les questions que j’imagine qu’elle va me poser, et j’essaie de trouver des réponses. À chaque pas que je fais, j’ai peur du moment où je vais me retrouver comme une idiote devant elle.

Camille
Février 2022

Aujourd’hui un garçon bizarre aux cheveux verts essaie de venir me voir dans le parc de l’hôpital, mais je refuse de lui parler. Je discute avec Sophia, elle me soutient un peu car j’ai encore du mal à marcher. Le garçon essaie quand même d’approcher. Quand il est assez près, je tombe à genoux. Des souvenirs me reviennent, mais de quand ? Sophia se dépêche de me relever. J’entends des bruits assez rapides, réguliers, de feuilles mortes se faire écraser ; je regarde au loin, le garçon qui m’a interpellée court, dans le sens contraire du nôtre. Il y a des choses qui me reviennent à la mémoire, comme des flashes, je me souviens d’une fête et qu’à cette fête j’ai giflé un garçon aux cheveux verts lui aussi. C’est peut-être le même. Sophia me dit : « C’est ton petit copain, Charles. » Un petit « OK » sort de ma bouche. Sophia me regarde et me félicite, j’ai dit mon premier mot depuis environ cinq mois. Je le revois avec une fille. Elle me demande ensuite de chercher au plus profond de ma mémoire, si je suis sûre que je ne connais pas cette fille. Alors, je cherche. Longtemps. Les traits de son visage sont flous dans mon souvenir, mais j’ai l’impression qu’elle m’est familière. Cheveux longs rouges comme des tulipes, tirés en chignon, grande et fine avec la peau blanche. Je ne me souviens de rien de plus.

Abygael
Septembre 2021

Quand je suis arrivée au jardin, je me suis dirigée vers mon arbre, enfin ce n’est pas mon arbre mais c’est tout comme. Je regardais de tous les côtés pour voir si Claire, ma psy, était arrivée. Il y avait un banc près du mur de l’hôpital, je me suis dit que ça devait être un bon endroit pour écrire, parce qu’il y avait une partie à l’ombre et une autre au soleil, un peu comme mon cerveau depuis le début de ces séances. Et puis aussi, on pouvait voir tout le jardin. Moi aussi j’ai commencé par me rappeler les choses par flashes. Je me revoyais à côté de Camille dans la voiture. Elle roulait vite et elle était très énervée et je lui disais que je n’y étais pour rien, que j’en avais marre qu’on se dispute tout le temps comme des gamines. Et puis l’accident est arrivé. Mais je ne suis pas tout à fait sûre de ce souvenir, c’est encore flou. Et voilà. J’ai dit à la psy que ça faisait du bien de se souvenir même si c’était encore très flou. Je crois que je ne m’en rappelais pas parce que pour mon cerveau, c’était trop dur, alors il a caché les souvenirs dans un coin de ma tête. J’ai demandé à la psy si on pourrait faire les prochaines séances ici aussi, sous l’arbre. Elle a accepté.

Camille
Février 2022

Depuis un moment une image me vient à l’esprit et m’empêche de me concentrer. C’est moi, enfin je crois, qui tire une personne par terre, dans l’herbe inondée par la pluie, vers une voiture assez vieille. Je ne comprends pas, c’est impossible que ce soit vraiment moi qui traîne cette fille dans l’herbe presque boueuse tellement elle est inondée ! Je sais que j’ai été plusieurs mois dans le coma, je ne sais toujours pas pourquoi, ni comment. Mais Sophia m’a assuré que, au fond, je suis toujours la même, et je la crois. Alors c’est impossible que ce soit vrai, je n’en parle donc pas à Sophia.

Abygael
Septembre 2021

Un jour, je ne sais pas pourquoi, ça a fait comme un déclic dans ma tête, je me suis souvenue de toute la soirée, et même avant ; alors je me suis mise à raconter. Mon cerveau était en ébullition ! Pour la première fois, je me rappelais qu’avant la soirée, mon père ne voulait pas que j’y aille. Il me regardait avec mépris, comme si je le décevais tout le temps. Pendant la dispute je me souviens que je lui ai dit que je préférais mourir que de continuer à être sa fille. Ma psy m’a demandé si mon père était venu me voir à l’hôpital depuis l’accident et je lui ai répondu que non. Il y a eu un grand silence comme dans les films quand on apprend à un personnage une chose grave. Et puis j’ai commencé à raconter à Claire comment j’étais sortie quand même ce soir-là. J’ai claqué la porte de ma chambre, je l’ai bloquée avec mon bureau comme d’habitude et puis je me suis donné une gifle aussi comme d’habitude. Ensuite, je me suis préparée pour la soirée, parce que c’était hors de question que je n’y aille pas. Je suis sortie par la fenêtre de ma chambre. On est allées à la fête avec Camille, c’était chez son petit copain, Charles, un garçon aux cheveux verts. Je ne l’aimais pas trop mais ça n’empêchait pas. Et puis voilà, comme mon père m’avait énervée, j’ai commencé à boire du rhum et puis de la bière et puis de la téquila. Charles, le petit copain de Camille, m’a invitée à danser puis il m’a emmenée dehors et il a profité que j’avais bu pour m’embrasser. Je ne sais pas pourquoi il a fait ça. J’étais perdue. Seulement, c’est à ce moment-là que Camille nous a vus.

Camille
Février 2022

Dans la salle commune, il n’y a personne, je trouve ça vraiment étrange... D’habitude la salle est pleine, on ne peut pas distinguer une voix d’une autre tellement il y a de bruit. À cet instant, elle entre, elle, la fille de mes souvenirs. « Bonjour...Camille », dit-elle. Je tombe dans le canapé derrière moi. Comment me connaît-elle ? Je crois que je m’évanouis. Un médecin arrive, il prend ma température, ma tension. Un homme assez imposant arrive en blouse bleue, je l’entends qui parle de « choc émotionnel », je ne sais pas ce que c’est, mais je sais que ça a à voir avec la fille de mes souvenirs (oui, c’est comme cela que je la nomme vu que je ne connais pas son identité). Elle est encore là, dans la chambre, à côté de l’homme en blouse bleue. Elle dit : Camille, je suis ta meilleure amie, je suis Abygael. Je lui réponds que non, c’est impossible, dans mes souvenirs je te traîne par les pieds dans la boue. C’est à ce moment-là que ça me revient. Je pousse un cri strident du genre qu’on entend dans les films quand une personne est sur le point de mourir. Dans ce souvenir, je suis au volant d’une voiture, et je percute violemment une autre voiture, je vois le visage apeuré d’Abygael au ralenti, puis plus rien. Abygael me fait des signes, je lui dis que j’ai le souvenir très vague d’un accident de voiture. Elle me répond que c’est normal, car ça a eu lieu. Il y a plusieurs mois, quand nous étions toutes les deux en voiture.

Abygael
Septembre 2021

Je me souviens qu’il pleuvait des cordes, que la radio passait très fort du System of a Down, ma musique préférée quand je suis en colère ou en déprime. Camille a mis le chauffage. Je voulais lui dire que j’étais désolée mais elle m’a envoyé un regard noir, alors j’ai tourné la tête pour regarder par la fenêtre. Je ne savais pas où aller dormir, c’était hors de question que je retourne chez mon père, et surtout pas chez Camille, de toute façon elle était trop énervée pour que je lui demande. Elle continuait de regarder la route et de temps en temps me jetait un regard comme si j’étais un malfaiteur. J’ai fini par lui dire : « Ce n’est pas de ma faute si tu as un petit copain qui ne sait pas rester à sa place. » Ce sont les seuls mots que j’ai dit pendant tout le trajet. Après quoi j’ai continué de regarder droit devant moi à travers le pare-brise, tandis qu’elle s’énervait. Et puis j’ai fini par éclater en sanglots. Elle ne regardait plus la route et puis soudain, le trou noir, je sais seulement qu’une voiture nous est rentrée dedans parce que la femme était au téléphone et qu’elle nous a grillé la priorité à droite. Quand j’ai fini de parler la psy m’a dit : c’est bien, on peut rentrer maintenant, c’est l’heure du goûter.

Camille
Février 2022

Depuis ma rencontre avec Abygael je n’ai plus de souvenirs qui me reviennent, peut-être que c’est tout... que rien de plus ne s’est passé. Mais j’en doute... Au début je ne voulais surtout pas qu’Abygael revienne, mais maintenant je l’attends avec impatience. Je veux qu’elle me raconte ce qu’il nous est arrivé, pour enfin comprendre. Alors, quand à 16 h, une infirmière vient m’annoncer qu’Abygael revient me voir, je suis vraiment heureuse. Je descends les escaliers pour rejoindre le jardin de l’hôpital, Abygael est là. Je cours vers elle. Je lui explique que je vais vraiment mieux, mais que les médecins veulent continuer à me surveiller encore quelques jours. Elle me dit qu’elle va tout m’expliquer en détail, maintenant, même s’il faudra rester éveillées toute la nuit.

Anaël et Marie