Inachever :

Anthony Poiraudeau

« Un livre publié est certes une œuvre accomplie pour son autrice ou son auteur, mais il est aussi comme une porte refermée sur un lieu qu’il ou elle a quitté et où plus rien ne se déplacera. C’était un but à atteindre, vers lequel ses efforts et son travail ont été intensément dirigés, mais le moment de cet achèvement est un instant presque infime en comparaison de la longue période au cours duquel le texte était en cours d’écriture. Auparavant, pendant des mois ou des années, le texte était encore en chantier, encore capable de bouger et dans la nécessité de se transformer. Durant tout ce temps d’inachèvement du texte, son autrice ou son auteur n’a cessé d’imaginer son livre ou de le rêver, de prévoir ce qu’il deviendrait et d’espérer plus ou moins à tâtons ce qu’il pourrait être, d’entrevoir en lui une multiplicité de chemins possibles qui n’allaient pas tous pouvoir être suivis et dont bon nombre de potentialités resteraient inaccomplies.

Ces chantiers d’écriture d’où se forment les textes achevés, nous pouvons y avoir accès, dans les archives des écrivaines et des écrivains, sous la forme de carnets et de cahiers de travail, de documents et de feuilles volantes, de fichiers informatiques où ont été compilés et assemblés les matériaux d’écriture à l’état de friche. Explorer ces chantiers nous demande de faire nous-mêmes des hypothèses quant aux manières possibles de composer avec cet ensemble à la fois vaste et ouvert, et d’imaginer à notre tour des livres possibles, d’autres textes qui auraient pu naître de ces terrains d’écriture en friche. On se convainc alors qu’on pourrait s’atteler à l’écriture pour délibérément l’inachever, faire acte de création en mettant un texte en chantier pour l’ouvrir à une multiplicité de chemins possibles, sans avoir à le refermer dans une forme arrêtée et unique.

Inachever, c’est ce à quoi nous consacrerons du temps. Nous ouvrirons des chantiers, travaillerons à des carnets et des cahiers, nous rassemblerons du texte, écrirons des fragments et des histoires possibles, nous constituerons des boîtes d’archives à montrer à des lectrices et des lecteurs, pas seulement pour leur faire connaître le passé d’un travail d’écriture, mais aussi pour leur laisser la possibilité de composer les futurs possibles de nos travaux laissés sciemment en cours. »

Né en 1978, Anthony Poiraudeau est écrivain, membre du comité de rédaction des revues 303 et La moitié du fourbi. Mêlant les formes du récit et de l'essai, son travail porte sur l’appréhension esthétique et narrative de l’espace et du paysage, ainsi que sur l’enchevêtrement de la géographie et de l’espace mental dans l’expérience humaine du monde. Il est l'auteur de deux livres parus aux éditions Inculte: Projet el Pocero (2013) et Churchill, Manitoba (2017).


Précédent :

Hélène Gaudy